Le lien de Raed Bawayah à l’appareil photo est un de ceux qu’on aimerait ne pas avoir à retranscrire en mots tant il transcende leur pouvoir. C’est un lien viscéral, un lien qui a quelque chose de magique, d’écrit, c’est un lien évident. Au téléphone, l’artiste, qui a “commencé la photo un peu tard”, lorsqu’il avait “une trentaine d’années”, égrène ses souvenirs pour arriver jusqu’à cette rencontre déterminante avec l’objet désormais installé au cœur de sa vie :
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“La photo, pour moi, c’était le rêve d’un enfant pauvre dans un village éloigné de Jérusalem. Pendant les vacances d’été, à la saison des vignes, ma mère m’emmenait vendre des raisins sur le marché de la vieille ville de Jérusalem. On m’envoyait les vendre pour ramener un peu d’argent et aider notre famille nombreuse à survivre. Nous étions neuf enfants avec ma mère.
Mon père est mort quand j’avais 6 ans dans un accident de voiture. Avec la mort de mon père, la vie de famille a été bouleversée. Nous sommes passés d’une vie normale de villageois à une vie de survivants, avec mes deux frères et mes six sœurs. Jérusalem est la ville la plus touristique de Palestine. Sur ce marché, je voyais cet appareil que je ne connaissais pas. Je désirais tant le toucher, le connaître, et je n’ai pas pu le faire avant mes 30 ans, à l’école de photo.”
Vingt ans plus tard, Raed Bawayah insiste : “Je suis entré à l’école de photo non pas pour être photographe mais pour réaliser mon rêve d’enfant et enfin toucher l’appareil, le connaître. Je n’ai jamais abandonné ce rêve.” Celui-ci prend forme en 2000, à l’école de photographie de Jérusalem, quelques mois avant la seconde intifada : “Et là, j’ai cru qu’il allait s’évanouir, les Palestiniens ne pouvaient plus entrer en Israël, notamment à Jérusalem. Il fallait remplir des conditions très spéciales, et moi-même je n’y répondais pas.”
Le mode de vie de l’étudiant change alors radicalement : “Je me réveillais tous les jours à 5 heures, je devais traverser trois montagnes pendant 2 heures et demie, traverser la ligne – qui n’était pas encore un mur –, puis prendre un bus pour aller à l’école de photo. J’étudiais le matin et l’après-midi, je faisais du ménage pour financer mes études et acheter le matériel parce que les études d’art, ça coûte cher.” Le chemin est à répéter chaque soir, dans le sens inverse, avec “plus de risques : plus de risques de rencontrer et d’être arrêté par la garde israélienne, d’être fusillé par eux.”
“Ça a été mon quotidien pendant trois ans”, semble conclure Raed Bawayah. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Pendant sa quatrième et dernière année d’études, il est arrêté à un checkpoint à côté de l’école, “à une centaine de mètres de l’établissement”. “Ils se sont rendu compte que j’étais Palestinien et ils ne me croyaient pas quand je leur disais que j’étudiais à l’école de photo. Ils pensaient que je mentais. J’ai été arrêté par la police, fait prisonnier pendant deux semaines et, grâce à un avocat, ma famille et l’aide de l’école de photo, j’ai pu sortir de prison pour terminer ma dernière année d’études. J’ai été jugé après l’école. Je n’avais pas le droit d’entrer en Israël pendant cinq ans et j’ai dû payer une amende de 5 000 Shekel, c’est à peu près 1 200 euros.”
Devenir numéro
Pendant son temps en détention, Raed Bawayah rencontre “de nombreux Palestiniens qui entraient en Israël sans permis”. C’est à ce moment qu’il a l’idée de sa série ID 925596611, nommé d’après le numéro de sa carte d’identité “parce que quand tu deviens clandestin, tu deviens un numéro, tu n’es plus un être humain”, nous explique-t-il. Son projet ne se réalise pas dans la précipitation, Raed Bawayah a “besoin de connaître les gens” qu’il photographie : “Je suis retourné les voir dans les lieux de travail où ils se cachaient, je dormais avec eux, je m’intégrais, et c’est quand j’ai senti que j’étais intégré dans ce groupe, dans cette communauté fermée, que j’ai pu commencer.”
Équipé de son appareil argentique et de ses pellicules en noir et blanc, il ne dit pas qu’il “fait des photos” mais qu’il “fait sortir les photos de son disque dur”. “Les photos sont déjà là, elles existent, je les fais seulement sortir”, illustre-t-il. Au cœur de ses compositions, de son travail, de sa détermination : l’humain parce qu’il se “considère comme un photographe humaniste” qui fait “de la photographie humaine, où le sujet doit être le centre de la photo”.
“La photo, c’est une recherche sociale pour moi”, poursuit-il en soulignant son devoir de délicatesse, d’attention à l’autre : “Il faut être très soigneux, quand on switche dans les langues par exemple. Demander à quelqu’un de le ‘shooter’ en anglais, c’est le prendre en photo mais c’est aussi tirer.” Ce soin apporté à l’échange est crucial : “La plupart des modèles ont accepté parce qu’ils sentent que je suis honnête avec eux, que c’est un projet artistique qui n’est pas là pour décorer des magazines ou des journaux.”
“Je fais du noir et blanc parce que je n’ai pas vécu”
Sans doute ont-ils aussi accepté parce qu’ils sentent la motivation du photographe, celle de “montrer au monde ces gens qu’on a poussés aux marges de la société” : “Je milite pour que ces gens entrent au centre de la société, dans les galeries, les musées, les festivals, aient la place la plus prestigieuse au sein de la société. Ça, c’est mon devoir, parce que je suis vieux déjà. Bientôt, je vais partir. Moi, je pars, mais eux, ils vont rester. Je veux les traduire dans la société, je veux faire leur place dans la société et dans l’humanité en général, leur donner une vie éternelle.” Cette vie éternelle n’est pas donnée qu’aux personnes figurant sur les photos d’ID 925596611, actuellement exposées à l’Institut du monde arabe. Les portraits racontent “tous les gens qui vivent dans l’ombre clandestinement”, appuie le photographe. “Ceux d’Amérique latine, d’Europe. C’est la cause générale qui m’intéresse.”
Depuis la réalisation de cette série, présentée comme son projet de fin d’études, Raed Bawayah a été invité pour une résidence artistique à la Cité des arts de Paris : “Heureusement, je n’avais plus besoin d’entrer en Israël grâce à cette opportunité.” Pour la première fois, le photographe quitte son territoire et alors, il renaît : “Je fais du noir et blanc parce que je n’ai pas vécu. Je suis né quand je suis arrivé à Paris. Avant, j’étais vivant mais je ne vivais pas, j’étais en mode survie. Le noir et blanc, pour moi, c’est une recherche de points blancs sur le grand noir que j’ai vécu dans mon enfance, sur le noir de la misère du monde.”
Depuis une quinzaine d’années, il voyage entre la France et la Palestine et il se réjouit de voir son pays représenté à l’Institut du monde arabe, dans une “expo formidable qui montre un côté non habituel de la Palestine. On est habitués aux images des médias, à voir une Palestine de conflits et là, ça montre autre chose, un autre côté de la société palestinienne. Et puis, on impose l’art palestinien comme un fait dans la capitale de l’art, à Paris, on ouvre plus de 400 fenêtres sur la création artistique palestinienne et ça, c’est magnifique.”
Vous pouvez retrouver le travail de Raed Bawayah sur son compte Instagram.
L’exposition “Ce que la Palestine apporte au monde” est visible à l’Institut du monde arabe jusqu’au 19 novembre 2023.
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